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LE LIBAN COMME MICROCOSME CULTUREL: LES MULTIPLES IMAGES DE L'AUTRE

2001-03-29

AMINE GEMAYEL

LE LIBAN COMME MICROCOSME CULTUREL: LES MULTIPLES IMAGES DE L’AUTRE

UNIVERSITE SAINT-ESPRIT DE KASLIK - BYBLOS
Jeudi, 29 mars 2001

Monsieur le Doyen,
Chers amis,

C’est un grand privilège pour moi de présider la première table ronde de ce colloque autour du thème : « Approche psychologique, éducative, sociologique et culturelle de l’image de l’autre ». Un thème complexe et actuel qui pose à diverses sociétés pluralistes contemporaines, notamment à la société libanaise, d’innombrables questions auxquelles elles n’ont pas encore trouvé toutes les réponses.
Le Liban, originairement construit par la rencontre de deux grandes civilisations dans le monde fondées sur le christianisme et l’islam, s’est engagé dans une dynamique d’interaction constructive entre elles. Un défi difficile à tenir. Cependant, ceci reste la raison d’être du pays des cèdres, ou même un «message », comme l’a défini le pape Jean Paul II. Notre objectif national est précisément de préserver ce microcosme culturel et ce creuset universel où fusionnent ces deux religions.
La longue guerre qui s’est déroulée sur notre terre a terni cette image à l’extérieur et mis à rude épreuve l’équilibre interne, déjà fragile, entre les diverses religions et communautés. Alors que beaucoup de frontières entre les Etats et les Hommes sont en train de tomber, la déstabilisation de la coexistence harmonieuse intercommunautaire au Liban risque d’être un mauvais exemple décourageant pour l’humanité.
Ballotté entre sa mission originaire, d’une part, et les déchirements qui l’ont meurtri et jeté dans le doute sur sa propre pérennité, d’autre part, mon pays peut servir de modèle à la recherche des solutions à de semblables crises de sociétés. Après avoir été durant ces dernières années un laboratoire de procédés pour provoquer des conflits, il peut redevenir un laboratoire de procédés pour rechercher des solutions à ces conflits. Cette démarche est indispensable pour restaurer ce microcosme social, religieux et culturel dans son harmonie et sa sérénité. Le Liban sera alors, de nouveau, capable d’apporter une contribution substantielle à l’édification d’une société universelle qui œuvre pour la Paix et l’épanouissement de l’Homme.

I. Aperçu historique

1 Des origines
Depuis le troisième millénaire av. J.C., le Liban fut la terre de prédilection et d’accueil de diverses communautés et civilisations. Les chrétiens s’y sont installés dès le début de l’ère chrétienne, de même que l’Islam quelque temps plus tard. Une communauté juive y a joué aussi un rôle dynamique sur le plan culturel et économique aux côtés d’autres entités qui, persécutées chez elles, ont décidé de trouver refuge chez nous.
Le Liban était devenu ainsi un phénomène rare dans sa région, une terre de rencontre, de tolérance et de liberté. Il s’est graduellement et spontanément doté d’un régime qui préserve les droits de tous, respecte les libertés de croyance et d’opinion de chacun et préserve et développe dans leur interaction, «les multiples images de l’autre ».

2- La cassure
Ces valeurs et principes gênaient, beaucoup de teneurs d’une «realpolitik » cynique et déterminée qui a plongé le pays dans un interminable calvaire, et élargi le creux des rancoeurs et des rancunes. Pour un temps, la haine a chassé l’amitié. Le repli sur soi, l’instinct de protection et d’autodéfense, ainsi que le cloisonnement communautaire, ont bloqué l’ouverture. De nouveaux idéaux ont cherché à remplacer les valeurs originaires. L’osmose culturelle a volé en éclats, et les Libanais ont été vite absorbés dans des cultures monolithiques qui prêchent l’intégrisme. Le fondamentalisme et l’extrémisme sont devenus rois à tous les niveaux.
Le rejet a tant fait que «l’autre » est devenu une cible à abattre.
Dés lors, le sentiment d’unité nationale s’est estompé aussi bien dans la conscience chrétienne que dans la conscience musulmane. Pourtant, il aura suffi que les canons se taisent, que quelques voies d’accès entre les divers secteurs du pays se rétablissent, que les institutions étatiques reprennent tant soit peu leurs activités, pour qu’un consensus minimal soit retrouvé. Les Libanais, conjurant alors tous les sorts, se remettent aussitôt ensemble et cherchent à se rejoindre de nouveau autour de dénominateurs communs : politique, culturel et économique qui les avaient toujours réunis. C’est ceci leur ordinaire, le naturel qui revient au galop !

II Le panorama actuel et sa signification

1 Diverses communautés
Malgré le malaise ressenti par certains, tout au long de ces années de guerre, tous les Libanais manifestent encore leur volonté de vivre en commun, affirment leurs aspirations nationalistes et clament à haute voix leur désir de liberté et de démocratie.
Le grand Beyrouth actuel fait voisiner, parfois sur le même palier, chrétiens et musulmans, catholiques et protestants, musulmans et juifs, arabophones, francophones et anglophones etc… Les églises et mosquées se côtoient au centre-ville avec leurs rituels respectifs. Les prières du Muezzin se mêlent aux carillons des Eglises. L’art exprime cette propension de réussir la conjugaison de l’orient et de l’occident. Notre richesse gastronomique, elle-même, intègre des mets de tout bord dans la cuisine quotidienne. Quant à notre langue courante, elle est devenue une telle mixture d’arabe, de français et d’anglais qu’elle est aujourd’hui la cible préférée des linguistes. Mais au-delà de la critique qu’elle soulève, elle trouve son sens philosophique dans notre histoire sociale d’une part, et une identité culturelle inconsciente et polyvalente d’autre part. Les frontières culturelles et géographiques surmontées, la proximité a fait que chacun a compris, appris et même parfois adopté la culture de l’autre. Je pense à ce propos aux fréquentations mixtes des mêmes centres de loisir, éducatifs, culturels ou sportifs, ainsi qu’aux mariages mixtes qui reprennent comme une revanche sur la guerre et les anciens clivages. C’est vrai que le phénomène de l’acculturation n’est pas global, mais il est déjà bien entamé, même si chacun continue à protéger son petit jardin privé de croyance et d’opinions.
Le Liban est ainsi redevenu un terrain fertile d’expérimentation de la coexistence et de l’interaction des deux grandes religions et civilisations. Ce peuple libanais, spontanément, mais sûrement, semble vouloir lancer à la guerre et ses séquelles le défi de la vie. Une expérimentation difficile mais qui a fait ses preuves. Après tout, la guerre qui est le lot de toute l’humanité, ne suffit pas à rompre définitivement les relations humaines. « Sur trois mille quatre cents ans d’histoire connue, rappelle Torelli, il n’y a que deux cent cinquante ans de paix générale » . En dehors donc de cette parenthèse négative, mais naturelle, notre pays s’est bien affirmé comme un message d’ouverture qui a habilité le libanais à s’élever à l’universel en prenant conscience de ce qu’il y a en dehors de sa communauté restreinte. Il est convaincu, enfin, qu’il ne peut vivre sans l’autre.

1- Les universités forgées à travers l’histoire

Notre espace universitaire conjugue les éléments d’un large patrimoine éducatif. Les grandes universités libanaises et étrangères, publiques et privées, constituent, dans leur diversité académique, le cœur de ce dialogue intense, spontané et permanent des idéologies, des cultures et des civilisations. Le pluralisme culturel qui distingue aussi le monde universitaire chez nous, renforce notre singularité dans son identité universelle. Ce même capital académique habilite le Liban à apporter au phénomène de la mondialisation à outrance un visage plus convivial, plus humain. Ce serait notre part de contribution à l’édification en cours du Grand village planétaire qui nous abritera demain.
Notre colloque aujourd’hui, qui réunit des universitaires, des chercheurs et des leaders d’opinion libanais et internationaux, est l’expression vivante de cette vocation académique du Liban. D’ailleurs, ce n’est pas simplement un hasard si ce colloque se tient dans cette même ville, à Byblos, de là où l’alphabet s’est répandu à travers le monde ; là à Byblos, où l’année dernière, l’UNESCO a décidé de réaliser le projet de Maurice Gemayel proposé dans les années 60 : le Centre des Sciences de l’Homme, qui se veut un forum de réflexion sur le devenir de l’humanité. Byblos, ce lieu hautement symbolique, devrait donc nous inciter à aller au fond de cette interrogation sur l’Homme et sur sa propre image en relation avec « l’autre ».
Fort de son enseignement pluriculturel, le Liban est aussi devenu le fleuron et le point de mire du monde arabe. Des étudiants de partout en Orient viennent chercher chez nous le savoir.
Le Libanais a bénéficié de cette diversité : d’abord, le choix des langues étrangères comme langues d’enseignement, dans certaines matières, était l’expression d’une volonté déterminée à l’ouverture ; ensuite, la pluralité linguistique s’est greffée dans nos esprits en y véhiculant un savoir, des valeurs sociales et morales, des mœurs et des coutumes originaires d’autres pays aussi divers que riches en enseignements dans plusieurs domaines. Ceci a élargi notre horizon ; la rencontre avec l’autre a franchi toutes frontières.
Cette polyvalence et cette richesse académique, ainsi que l’interaction des cultures et des civilisations sont la source d’un rayonnement particulier dont les effets vont se traduire, pour le pays lui-même, en apports substantiels dans le domaine du développement économique, culturel et social, et dans le domaine de la recherche scientifique et médicale.

III Comment développer et protéger notre richesse

1- Le Liban et la mondialisation

A l’ère de la mondialisation, on peut se demander quelle est la leçon que nous et le monde, pouvons tirer de notre réalité.
On ne doit plus avoir du mal à imaginer le Liban dans le rôle d’exemple qu’il tient. Son sens et sa dimension vont au-delà de sa géographie ou de sa démographie. Ils résident, je le répète, dans l’ouverture des cultures les unes sur les autres par leur connaissance réciproque. L’ethnocentrisme dans lequel s’étaient enfoncées nos communautés tout au long de la période de la guerre et qui continue à attirer certains jusqu’à ce jour, est le piège le plus dangereux pour nous-mêmes et pour l’humanité en général. Si nous continuons, comme le faisaient les Grecs, à appeler barbare tout ce qui n’était pas grec, ou pire, comme les anthropophages, à dévorer tout élément étranger au groupe, nous resterons en dehors de l’humanité. Il faut faire la part entre les préjugés et la valeur morale humaine.
Le Liban constitue donc un schéma type qui résume les diversités universelles dans leur unité osmotique. C’est un miroir de son entourage et du reste du monde. Si je devais définir mon pays, je dirai qu’il est l’incarnation de l’ouverture de l’Islam authentique et de l’engagement de la chrétienté. On peut bien sûr me rétorquer que ce tableau idéal est entaché de guerre, de fragilités et de dissensions. Je répondrai encore, mais avec Thomas Hobbes cette fois : « Mais quoi, Caïn n’a-t-il pas tué son frère Abel ? » La guerre est un tissu très fréquent des relations humaines mais elle ne doit pas être une raison suffisante pour renoncer à la paix, à sa foi et à sa vocation.
Par conséquent et répercussion, si le sens humaniste de la culture désigne le perfectionnement individuel par la connaissance et l’acceptation de l’autre, la mondialisation ne devrait pas étouffer les entités constitutives ou permettre l’empiétement injuste d’une nation ou d’un groupe sur les autres. Bien au contraire, comme la communauté, la nation n’est pas un absolu, sinon elle se referme sur elle-même et engendre nécessairement les conflits. Toutefois, ceci ne veut pas dire qu’elle devrait diluer sa culture ou sa spécificité dans l’autre ; mais dans la préservation de sa culture et de sa spécificité, aller vers l’autre pour s’enrichir et l’enrichir. L’idéal de l’égoïsme doit céder la place à la reconnaissance et au respect de l’autre.
C’est ce qu’a précisément fait la francophonie dont le IX ème sommet se tiendra cette année au Liban. Notre délégation devra contribuer à donner toute sa dimension philosophique et pratique à l’article 1 de sa charte qui stipule de respecter « la souveraineté des Etats, leurs langues et leurs cultures ». Confronté donc à cette dynamique infernale d’une globalisation galopante que certaines forces ont rendu sauvage et inhumaine, il nous est indispensable de préserver l’identité, la singularité des uns et des autres.

2- La protection des civilisations et communautés par la démocratie

Le problème politique que soulève la pluralité communautaire dans une même nation est évident : comment se peut-il que des groupes ethniques si différents puissent s’entendre à instituer une paix commune et durable entre eux ?
Avant d’aborder la réponse, je signale que ce n’est pas pour autant l’homogénéité qui assure la paix. Sinon, que de semblables dans le monde se seraient fondus les uns dans les autres : En Orient, en Europe et dans le monde entier. Rien d’autre ne peut instituer la paix qu’une volonté libre de vivre en commun.
Mais pour que la volonté s’y mette, il ne faut pas ignorer l’égalité des droits de tous, au-delà de la diversité culturelle. Une égalité devant la loi, la justice et un respect crucial des libertés de croyance, d’opinion et d’expression. Ce sont les droits et les libertés les plus chers au cœur des hommes ; leur oppression masquée ne ferait que refouler les instincts qui ne cherchent qu’à exploser.
Cependant, la liberté doit être aussi rationnelle, c’est à dire que chacun doit comprendre que la paix ne s’achète qu’au prix de certaines concessions. La force ne doit pas tenir lieu de droit. D’ailleurs aujourd’hui, l’inégalité du faible et du fort n’est plus qu’un mythe, du moment que comme le disait Hobbes, le plus faible reste assez rusé pour abattre le plus fort soit par des « machinations secrètes » soit par des alliances . L’Etat démocratique a été conçu dans deux buts : la sécurité des citoyens et le bonheur des personnes : des conditions sine qua non du vouloir vivre en commun.
La guerre sur notre territoire ainsi que les pressions exercées de ci et de là ont empêché nos institutions de se développer et de progresser. Mais cela n’empêche que la démocratie reste un objectif national qu’aucune faction ne remet en cause. D’ailleurs l’histoire atteste que les nations qui ont opté pour ce régime ont le mieux réussi leur processus de développement politique, culturel, social et économique.
Dans cet objectif, la tolérance reste l’ingrédient principal de la solution des conflits. Jusqu’à présent, le dialogue des religions, des cultures et des civilisations a été la raison d’être du Liban et le ciment de son peuple. Sa raison d’être puisqu’il s’est constitué de partout ; son ciment, parce que les libanais ont réussi à se rejoindre autour d’une même table, toutes tendances et communautés confondues, pour réclamer en 1920 la fondation du Grand Liban, puis quelques années plus tard, en 1943 et de la même manière, dans le même esprit de solidarité et de coopération, pour réclamer l’indépendance de leur pays. A cette époque, une charte non codifiée, «le pacte national », mais qui deviendra la plate-forme idéologique incontournable du Liban, jettera les bases de nos institutions démocratiques et libérales.
Ce Pacte National stipulera : (a) le principe de la souveraineté nationale face à toutes les tentatives hégémoniques qu’elles viennent de l’Est ou de l’Ouest ; (b) l’égalité de tous devant la loi et la justice, indistinctement de la religion ; (c) le respect des principes des droits de l’homme et du citoyen.

* * *
Je terminerai sur cette réflexion de Bergson dans son dernier chapitre des « Deux sources de la morale et de la religion » quand il appelle à « un supplément d’âme ». Pour bâtir une nation solide, il faut que tout un chacun prenne le temps et fasse le choix de réfléchir, de penser et de dépasser. Alors seulement, par un paradoxe éclatant, les diversités culturelles qui entraînent les hommes dans des conflits bien en deçà de l’animalité, auront le mérite de les spiritualiser vers des réalisations dignes de leur raison qui, par la connaissance, apprend à accepter la différence.