Back to Lectures

Le réveil arabe Cinq clés pour une culture de liberté, de démocratie et de pluralisme

2012-03-24


Le réveil arabe
Cinq clés pour une culture de liberté, de démocratie et de pluralisme

Amine Gemayel
Président de la République libanaise, 1982-1988
Discours prononcé au Forum de Bruxelles
Le 24 mars 2012

SOMMAIRE
Introduction
Réforme de l’éducation
La gouvernance responsable
Les nouveaux média en tant que partenaires de la démocratisation
Le développement socioéconomique
Le Liban en tant que modèle de démocratie arabe
Conclusion

INTRODUCTION
C’est un privilège de prendre part à cette session du Forum de Bruxelles, parmi un panel/groupe d’éminents collègues. Alors que le monde connaît des soulèvements d’une complexité sans précédent, ce Forum apparait comme un haut lieu de dialogue respectueux/courtois/ et de délibération réfléchie entre décideurs et leaders d’opinion.

Comme nous le savons tous, le monde arabe connait des changements historiques qui vont profondément remanier les conditions régionales, et même mondiales, pour des décennies, voire des siècles. Nous ne savons pas encore si ces changements vont promouvoir ou entraver la paix et la prospérité de la région et du monde.
Je viens d’une région, le Moyen-Orient, et d’un pays, le Liban, qui ont subi la dictature, l’intolérance, les guerres, la corruption et l’occupation

Dans notre quête de solutions, il est propice que nous nous réunissions dans le cadre du Forum de Bruxelles sous le patronage du German Marshall Fund des Etats-Unis, nommé en l’honneur d’un homme d’Etat exceptionnel, George C. Marshall.

La réputation de Marshall est naturellement liée à jamais à toute une série de réalisations remarquables sur le plan des relations transatlantiques, à commencer par le Plan Marshall.

Le génie du Plan Marshall réside dans le fait qu’il a fondé la reconstruction économique de l’Europe sur la création de nouveaux modèles de coopération transatlantique et paneuropéenne.

Aujourd’hui, pourquoi ne pas concevoir un nouveau Plan Marshall appuyé par la communauté atlantique et destiné à forger des partenariats avec – et entre – les forces démocratiques émergeantes du « Printemps arabe » ?

Dans les brèves remarques qui vont suivre, je parlerai de la dynamique du printemps arabe puisque tel est le nom donné à la vague de changement socio-politique qui déferle sur le monde arabe. Pour des raisons que j’aborderai plus tard, je préfère employer l’expression de « réveil arabe » pour qualifier ce phénomène.

Je discuterai plus particulièrement ce que j’appelle les « cinq clés pour une culture de liberté, de démocratie et de pluralisme », par lesquelles j’entends les mesures aptes à renforcer les aspirations de changement positif que le Réveil arabe incarne.

L’élaboration d’un programme global en vue de la création d’une nouvelle culture est le point de départ primordial d’un long processus de rétablissement. Le rétablissement doit surmonter les sérieux dégâts dus à des décennies de répression, d’uniformité arbitraire et de dictature.

A mon sens, les cinq clés de la création d’une nouvelle culture dans le monde arabe sont :
a. La réforme de l’éducation
b. La gouvernance responsable
c. Les nouveaux media en tant que partenaires de la démocratisation
d. Le développement socio-économique
e. Le Liban en tant que modèle viable de démocratie arabe

Qu’il me soit permis d’aborder chacune de ces dimensions

I. LA REFORME DE L’EDUCATION

La première étape en vue d’une nouvelle culture consiste à donner à la jeunesse de la région des preuves tangibles que sa vie s’améliore. Nous devons nous souvenir ici que le « Réveil arabe » était essentiellement le rejet par les jeunes d’un présent fait de détresse et d’un avenir sans espoir. C’est pour changer cette morne perspective que les jeunes – hommes et femmes – sont descendus dans la rue pour réclamer le changement.

Ce sont les jeunes qui ont été le moteur de la révolution et, de ce fait, la campagne en vue d’un changement radical doit commencer par répondre aux préoccupations des jeunes, notamment dans le domaine de l’éducation.

Si les Arabes sont appelés à devenir des partenaires égaux dans un vingt-unième siècle mondialisé, ils devront maîtriser non seulement le savoir et les technologies mais aussi adopter une nouvelle culture dont les préceptes sont la liberté individuelle, le respect du pluralisme social et les règles démocratiques de la gouvernance.

Les groupes traditionnellement marginalisés au Moyen-Orient – y compris les femmes et les différentes minorités ethniques et religieuses qui vivent dans la plupart des pays arabes – réclament davantage de responsabilités/d’émancipation et d’engagement au sein d’une société civile dynamique.

La réussite de ces efforts d’auto-émancipation nécessitera des leaderships locaux et des activistes.

Par-dessus tout, au vingt-unième siècle, le monde arabe doit parvenir à la stabilité et au progrès en mettant l’accent sur l’enseignement de la tolérance, du vivre-ensemble et du partenariat entre toutes les composantes de la société. Ce but ne sera pas atteint sans le soutien total de la communauté internationale à la communauté émergeante des démocrates arabes.

II. LA GOUVERNANCE RESPONSABLE
Dans un texte resté célèbre, l’historien grec Hérodote rapporte comment, après la mort de leur tyran, un groupe de nobles perses avait discuté de la forme de gouvernement qu’il convenait d’adopter : l’oligarchie, la monarchie ou la démocratie

Aujourd’hui, après la chute des dictateurs en Tunisie, en Egypte, en Libye et au Yémen, le monde arabe est engagé dans un débat similaire, quoique plus vaste et, de ce fait, plus significatif.

Ce débat se fait de jour en jour plus pressant en raison de l’intifada du peuple syrien dans son combat sans relâche en vue de la liberté et de la démocratie.

Lorsque la Syrie se libèrera de la tyrannie et établira un système de gouvernance responsable devant le peuple, les perspectives de raffermissement de la démocratie à travers le Moyen-Orient s’amélioreront.

Dans le but de promouvoir la démocratie en Syrie et ailleurs, un nouvel engagement-cadre entre la communauté Atlantique et le Moyen-Orient doit aider les peuples arabes à identifier leurs propres solutions en vue de réformer leurs sociétés. Seul un partenariat global – et nous devons insister sur le discours/contenu et la substance d’un véritable partenariat – permettra de d’énoncer une vision, de définir des politiques créatives de résolution des principaux problèmes et de fournir les ressources nécessaires.

Afin de renforcer le Réveil arabe, les pays arabes doivent créer ces institutions fondamentales qui constituent le cadre de la gouvernance responsable : législatifs, exécutifs, tribunaux aux identités indépendantes et aux pouvoirs clairement délimités par les constitutions. Naturellement, des élections libres et justes doivent fournir le mandat populaire sur lequel repose la légitimité des gouvernements.

De plus, le monde arabe requiert une mesure de sauvegarde/une garantie qui est totalement absente aujourd’hui – à l’exception de la présidence libanaise. Il s’agira de fixer des limites de mandat pour garantir qu’aucun dirigeant ne pourra manipuler le système de sorte à demeurer au pouvoir à vie.

Aujourd’hui, les démocrates arabes doivent éduquer leurs publics pour les convaincre que la démocratie – et seulement la démocratie – peut produire et maintenir des systèmes de gouvernance responsable.

Toutes les tendances de l’opinion publique arabe reconnaissent qu’au cours des dernières décennies, les Arabes ont rarement bénéficié des bienfaits de la gouvernance responsable. Bien qu’il existe de larges différences entre les différents pays, la demande d’une gouvernance responsable est partout au cœur du Réveil arabe.

La gouvernance responsable est essentielle parce qu’elle seule peut garantir ce qui suit : premièrement, la transparence à tous les échelons du pouvoir ; deuxièmement, la promotion du développement économique pour chaque composante de la société, et, troisièmement, la neutralisation d’aventures militaires extérieures mal inspirées. Ces trois aspects sont actuellement absents dans le monde arabe.

Heureusement, certains exemples laissent espérer que des chefs politiques et religieux sont en train d’adhérer aux préceptes de la démocratie.

En juin 2011, le Grand Imam Ahmed el-Tayyeb, directeur de la prestigieuse université Al-Azhar au Caire – l’institution est le centre mondial de la pensée sunnite – a émis une charte sur la démocratie, qui précise, entre autres :

Al-Azhar adhère à la démocratie fondée sur le suffrage libre et direct… Les préceptes islamiques incluent le pluralisme, l’alternance du pouvoir, la définition des spécialisations, la surveillance de l’action, la recherche du bien public dans toute législation et décision, la gestion de l’Etat sur la base de ses lois, la lutte contre la corruption et la garantie de la responsabilité de tous.

En outre, l’année dernière, Essam el-Errian, membre du Conseil directeur des Frères Musulmans en Egypte, a écrit, dans les pages du New York Times :

…Nous envisageons l’établissement d’un Etat démocratique et civil, fondé sur des mesures universelles de liberté et de justice, qui sont des valeurs islamiques essentielles.

En somme, étant donné la centralité de l’islam au Moyen-Orient, le mouvement en vue de la démocratie arabe doit prendre en compte les conceptions islamiques de gouvernance responsable et se construire sur la base des perspectives énoncées par l’Université Al-Azhar et les Frères Musulmans.

J’aimerais mentionner la charte que j’ai élaborée et proclamée le 27 janvier 2012, lors d’une conférence organisée conjointement à Beyrouth par le parti kataëb libanais et l’Internationale Démocrate Centriste. Au nombre de ses articles clés, la charte prône l’inviolabilité des libertés, soutient l’égalité des sexes dans tous les domaines de la vie et s’oppose à la discrimination contre tout groupe au prétexte de l’appartenance religieuse ou ethnique.

III. LES NOUVEAUX MEDIA EN TANT QUE PARTENAIRES DE LA DEMOCRATISATION

Tout un chacun a pu constater à quel point les média arabes et internationaux étaient au cœur du Réveil arabe. L’on peut dire que les deux ailes de la révolution étaient, d’une part, les jeunes et, d’autre part, les média.

On peut saluer l’ingéniosité et le courage de ces citoyens-journalistes qui se sont connectés à la communauté mondiale en ligne pour lui fournir des reportages, des photos et des films en temps réel. Ils ont relié les protestataires et leurs aspirations à des audiences locales, nationales et internationales. Hélas, des dizaines de ces citoyens-journalistes sont tombés, martyrs de la démocratie, abattus par les agents de la répression. C’est toujours le cas aujourd’hui en Syrie.

Etant donné l’influence dont jouissent les média arabes lorsqu’il s’agit d’interpréter ou de donner forme aux événements dans le monde arabe, aucun programme visant à répandre une nouvelle culture de liberté, de démocratie et de pluralisme ne peut réussir sans le soutien des média.

Les nouveaux média arabes doivent devenir des partenaires de la création des nouvelles démocraties arabes. Les nouveaux média, de même que la réforme de l’éducation, sont le meilleur moyen de promouvoir les idées et les principes de la démocratie. Par conséquent, les agences internationales affiliées aux Nations unies – de même que les ONG privées – doivent aider à former les média, non seulement aux innovations technologiques, mais aussi aux normes de la démocratie.

Dans ce nouvel âge de la démocratie arabe – s’il advient – l’information sera aussi importante que l’éducation pour promouvoir et instituer une nouvelle culture. Avec la mondialisation et les communications mondiales, la communauté internationale doit jouer son rôle dans ce processus. Ainsi, les nouveaux média continueront à impliquer les étudiants et les jeunes et à leur fournir les moyens d’accroître leurs connaissances et de les mettre au service de l’amélioration de leurs sociétés.

IV. LE DEVELOPPEMENT SOCIOECONOMIQUE
L’Histoire démontre que les privations socioéconomiques, la pauvreté, conduisent à l’extrémisme, ce qui, au Moyen-Orient, signifie souvent l’intégrisme religieux.

Les anciens régimes du monde arabe étaient obsédés par la puissance militaire et ont dépensé sans compter pour équiper leurs forces armées, au détriment du bien-être social et économique de leurs peuples. La poursuite de la sécurité militaire a englouti de vastes ressources permettant aux gouvernements arabes de détourner l’attention des réformes domestiques requises.

Au début de ma communication, j’ai évoqué l’idée d’un nouveau Plan Marshall qui servirait de pont entre la communauté atlantique et les forces démocratiques du Réveil arabe. De toute évidence, le Plan Marshall est la solution idoine dans le domaine du développement économique.

J’aimerais cependant souligner que le programme d’un nouveau Plan Marshall devrait largement dépasser l’économie et le commerce. Un nouveau programme multilatéral d’aide et d’échanges pourrait créer de nouveaux modèles de coopération globale et régionale fondée sur la résolution des conflits, l’édification de la paix, la gouvernance et la démocratie, le dialogue interculturel, et même la réconciliation fondée sur les valeurs religieuses et spirituelles.

Cette nouvelle approche que les démocrates arabes – notamment les classes éduquées – pourraient promouvoir, doit prôner la distribution la plus large possible des bénéfices du développement économique. Sinon, les privations économiques demeureront une source d’instabilité régionale, voire mondiale.

V. LE LIBAN EN TANT QUE MODELE VIABLE DE DEMOCRATIE ARABE
J’aimerais aborder un moment le cas du Liban, qui était et demeure, au Moyen-Orient, le creuset où les différentes doctrines politiques, les préceptes religieux et les courants culturels de la région interagissent d’une manière dynamique.

De même, le Liban pourrait devenir le creuset du Réveil arabe en démontrant comment les libertés individuelles, le respect du pluralisme social et la gouvernance démocratique peuvent prévaloir dans un contexte arabe.

Historiquement, le Liban a toujours mieux fonctionné lorsqu’il était un exemple de liberté, de pluralisme et de démocratie. Aujourd’hui, nous devons tirer profit de la culture, des traditions et des potentialités démocratiques du Liban et les partager avec un plus vaste public arabe.

En ce moment, les démocrates libanais appellent la communauté internationale à soutenir le Liban démocratique qui affronte de sérieuses menaces internes et externes. Le Liban est dans une position fragile et vulnérable. La communauté internationale peut le soutenir par le biais de mesures spécifiques : aide économique, engagement sans faille envers toutes les résolutions du Conseil de sécurité sur le Liban, et appui au Tribunal spécial pour le Liban soutenu par les Nations unies.

Dans ce contexte, on devrait se souvenir de la révolution du Cèdre qui a débuté en 2005. Bien que le fait soit rarement reconnu à sa juste valeur par les commentateurs arabes et occidentaux, l’opposition libanaise avait alors enregistré une victoire remarquable en contraignant – tout à fait pacifiquement – les troupes syriennes à se retirer du Liban.

Il est tout aussi significatif que les activistes de la révolution du Cèdre ont manifesté pour la formation du Tribunal spécial international pour le Liban et ont réclamé, et obtenu, des élections libres et équitables.

Il ne fait aucun doute que la révolution du Cèdre, dans tous ses aspects, a constitué un prélude essentiel au Réveil arabe. La révolution du Cèdre, comme le Réveil arabe, ont coûté très cher, je citerai notamment l’assassinat de plusieurs leaders libanais éminents comme l’ancien Premier ministre Rafic Hariri et mon propre fils, le député et ministre Pierre Gemayel.

CONCLUSION
Mesdames et Messieurs, l’histoire des révolutions démontre que se relever de la dictature politique, de la stagnation économique et de la répression culturelle, est un processus qui peut durer des décennies, Mais, avec la protection assurée par des systèmes responsables de gouvernement tels que les constitutions modernes s’y engagent, le chemin vers des démocraties modernes peut être balisé avec confiance.

Il ne fait aucun doute que pour la communauté internationale – et particulièrement la communauté transatlantique –, l’avenir du monde arabe est un enjeu d’importance et qu’elle doit aider de manière significative cette région à réaliser ses potentialités.

En observant le monde arabe à ce tournant de l’Histoire, nous avons des raisons d’entretenir avec un optimisme prudent l’espoir de voir se dessiner une nouvelle culture de liberté, de pluralisme et de démocratie.

Je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de partager avec vous mes réflexions et je serais heureux que nous poursuivions ce dialogue.

Fin

2 587 mots