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LE RÉVEIL ARABE “STABILISATION” PAR LA DÉMOCRATIE, LES DROITS DE L’HOMME ET LE PLURALISME

2012-04-18


LE RÉVEIL ARABE
“STABILISATION” PAR LA DÉMOCRATIE, LES DROITS DE L’HOMME ET LE PLURALISME
Amine Gemayel
Président de la République libanaise, 1982-1988
Allocution prononcée au Sénat italien au cours de la seconde conférence organisée conjointement par les Fondations De Gasperi et Adenauer
Le 18 avril 2012

Sommaire
Introduction
Assurer la transition des sociétés loin de la dictature
Les fondements de la réforme arabe : démocratie, droits de l’Homme, pluralisme.
Un « Plan Marshall » pour la démocratie arabe
Conclusion : un partenariat pour la démocratie
Introduction
Monsieur le Président de la République Giorgio Napolitani, Monsieur le Président du Sénat Renato Schifani, Excellences, distingués collègues, Mesdames et Messieurs, je vous remercie tous. C’est un privilège de prendre part à ces pourparlers dans le cadre du Sénat italien – une des principales tribunes de la démocratie moderne qui jouit de surcroît de racines très anciennes.
A un moment où le monde arabe traverse des événements critiques dont les conséquences pourraient être négatives autant que positives, il est essentiel d’élaborer une nouvelle réflexion sur les questions politiques, sociales et culturelles propres à cette région.
Si nous observons l’état du monde à travers une lunette démocratique, nous pouvons constater que la chute de l’Union soviétique, il y a vingt ans, a durablement garanti la démocratie en Europe. Au cours des deux dernières décennies, la démocratie a essentiellement triomphé en Amérique latine et a connu des progrès significatifs en Asie. Par conséquent, les régions du monde qui ont le plus besoin aujourd’hui de soutien international pour promouvoir la démocratie sont l’Afrique et le Moyen-Orient.
De ce fait, il est opportun que nous nous réunissions aujourd’hui sous les auspices de deux fondations éminentes dont chacune porte le nom d’un grand défenseur de la démocratie : l’Italien Alcide De Gasperi et l’Allemand Konrad Adenauer. Ces deux hommes ont joué un rôle de premier plan dans les dispositions historiques prises après la guerre pour unir les Européens les uns aux autres, renforcer les liens entre l’Europe et l’Amérique du Nord et redéfinir les relations de l’Europe avec le Moyen-Orient.

Il est important de souligner que les événements du monde arabe affectent profondément l’Europe, et vice-versa. Ici, nous pouvons évoquer les mots mêmes de De Gasperi qui avait déclaré :
«En Europe, il n’y a pas que [l’influence de] Rome. Comment peut-on négliger ou écarter l’élément proche-oriental ? »
Si nous prenons comme thème « Les Stratégies de stabilisation sociale et politique des pays méditerranéens non-Européens », il s’ensuit, à mon sens, que l’on ne peut s’inspirer de dirigeants plus pertinents que De Gasperi et Adenauer.

De Gasperi et Adenauer ont incarné, autant sur le plan de la théorie politique que sur celui de l’exercice du pouvoir, les deux thèmes qui sont au centre de mon analyse :

a. Assurer la transition des sociétés de la dictature vers la démocratie dans les pays profondément traumatisés par la guerre et la dictature ; et,
b. La nécessité de mettre sur pied des partenariats internationaux entre démocrates comme fondement de la réalisation de la stabilité de pair avec la démocratie.

Mon intervention abordera ces deux thèmes, ainsi qu’un troisième, à savoir le besoin qu’ont les démocrates arabes et leurs partenaires internationaux de concentrer leurs efforts sur l’édification de la démocratie, des droits de l’Homme et du pluralisme. En conclusion, je proposerai la création d’une commission de haut niveau qui servirait de guide au projet de démocratisation.

Assurer la transition des sociétés loin de la dictature
Permettez-moi d’aborder le sujet de cette transition par une mise en garde. Plus précisément, permettez-moi de faire appel à la prudence dans l’usage du terme « stabilisation ».

Face à la vague de turbulence qui déferle aujourd’hui sur le monde arabe, y compris les pays arabes du littoral méditerranéen, il est compréhensible que les gouvernements et les nations d’Europe trouvent le concept de « stabilisation » attrayant. La stabilité n’est-elle pas, après tout, le fondement de tout progrès social, politique et économique.

Pourtant, dans le contexte du monde arabe – et des grands changements auxquels on a donné bien des noms, y compris celui de « Réveil arabe », pour lequel j’ai une préférence – accorder une importance exagérée à la stabilité pourrait s’avérer dangereux.

De fait, si la nécessité de « stabiliser » est essentielle, il n’en demeure pas moins que nous souhaitons la stabilité en même temps que la démocratie, le respect des droits de l’Homme, le pluralisme et la souveraineté des Etats.

La stabilité sans démocratie est une formule vouée à mener, à l’avenir, à de nouveaux désordres et à des conflits. Comme l’avait noté l’ancien secrétaire d’Etat américain Condolezza Rice en 2005 :
« …Pendant soixante ans, mon pays, les Etats-Unis, ont recherché la stabilité aux dépens de la démocratie dans cette région du Moyen-Orient – nous n’avons obtenu ni l’une ni l’autre. »
A ce moment de l’Histoire, il serait périlleux d’attacher une trop grande importance à la stabilité parce qu’elle pourrait mener à la mainmise de forces dictatoriales anciennes ou nouvelles. Nous – et par nous j’entends les forces démocratiques – ne devons pas oublier que les éléments dictatoriaux sont très vivaces et très actifs dans le monde arabe.

Nous devons aussi nous souvenir que la transition de la dictature à la démocratie n’est pas une tâche aisée ; elle nécessite des efforts internes incessants et un soutien international constant.

Comme nous l’avons vu lors du Réveil arabe de Tunisie et d’Egypte, la chute des dictateurs peut se faire du jour au lendemain. Mais la chute du système dictatorial sous-jacent est une tout autre affaire.

Lorsqu’un dictateur militaire quitte le pouvoir, la structure militaire qu’il commandait reste en place, et les nouveaux chefs de l’armée sont fortement attachés à garder le contrôle du système politique et économique.

Dans le même temps, des intérêts étrangers ou domestiques pourraient se rallier à la structure militaire afin d’assurer la « stabilisation ». Mais c’est la liberté qui fera les frais de cette stabilité et les perdants seront toujours le peuple et les institutions démocratiques.

Outre les anciennes forces dictatoriales, un autre danger permanent pesant sur une société en transition est la montée en puissance de nouvelles sources de dictatures : dans le monde arabe actuel, le danger d’une nouvelle dictature pourrait provenir des extrémistes fondamentalistes.

Malgré la menace qu’ils représentent, les forces démocratiques doivent tenir compte du rôle de la religion dans la vie politique, et elles pourront le faire efficacement en cultivant des alliances avec les forces modérées et libérales.

De la sorte, un vaste consensus peut se dessiner sur la nécessité d’un Etat séculier agissant comme garant de la démocratie, des droits de l’Homme et du pluralisme.

Heureusement, l’existence d’un élément religieux modéré susceptible de soutenir un Etat séculier et démocratique n’est pas une vue de l’esprit. En Irak, bien des années avant le Réveil arabe, le grand ayatollah Ali Sistani s’était opposé à l’usage de la violence au nom de la religion, comme il avait rejeté la théocratie et soutenu la création d’un système politique démocratique.

Depuis le Réveil arabe, les forces de l’islam modéré ont également embrassé les tendances de la démocratie. Plus important encore, en juin 2011, le Grand Imam Ahmed el-Tayyeb, recteur de la prestigieuse université Al-Azhar du Caire – centre mondial de la pensée sunnite – a émis une charte sur la démocratie, qui déclare en substance :

« Al-Azhar soutient la démocratie fondée sur le suffrage libre et direct… Les préceptes islamiques comprennent le pluralisme, l’alternance du pouvoir… la gestion de l’Etat en conformité avec ses lois, la lutte contre la corruption et la responsabilisation de tous. »

De même, des politiciens musulmans modérés ont activement soutenu la démocratisation du monde arabe. J’aimerais également citer un communiqué récent émis par le Mouvement du Futur, le principal rassemblement politique sunnite au Liban, dirigé par Son Excellence Saad Hariri. Analysant la signification du Réveil arabe, le Mouvement du Futur a déclaré :

« Le changement introduit par la Jeunesse arabe est un processus démocratique durable. [Les Jeunes mettent en place une nouvelle] culture qui consacre l’égalité entre tous les citoyens, protège les libertés publiques [et] respecte la diversité et le droit à la différence. »

Enfin, il convient de noter que les Arabes chrétiens – dirigeants politiques ou spirituels – ont activement soutenu le Réveil arabe. Par exemple, avant son décès, le patriarche copte Shenouda III d’Egypte s’est toujours exprimé avec éloquence en faveur de la démocratie, des droits de l’Homme et du pluralisme.

Les fondements de la réforme arabe : démocratie, droits de l’Homme et pluralisme

Ayant mis en garde contre la recherche de la stabilisation aux dépens de la démocratisation, je voudrais mettre l’accent sur cette position en tant que défenseur de la démocratie, attaché au bien-être comme à l’expansion de la communauté émergente, et encore vulnérable, des démocrates arabes.

La vulnérabilité de la démocratie dans le monde arabe est un facteur que ma famille, les Gemayel, et mon parti politique, les Kataeb, ne connaissent que trop. Les deux ont payé un lourd tribut à la défense de la démocratie et de la souveraineté du Liban.

Je voudrais soulever la question de savoir comment les perspectives d’avènement d’une zone méditerranéenne de démocratie peuvent être encouragées.

Sur ce plan, il convient de souligner que, plus que toute autre institution au monde, l’Union européenne est à même d’aider le monde arabe sur cinq plans essentiels :

a) Promouvoir le rôle de la jeunesse arabe – laquelle a été le principal moteur du Réveil arabe – par le biais d’un programme global de réforme de l’éducation ;
b) Etablir une gouvernance responsable par l’adoption d’un système de contrôle et d’équilibre pour contrecarrer une dangereuse concentration du pouvoir ;
c) Etablir des partenariats avec les nouveaux médias en vue de créer et de diffuser une culture de la démocratie ;
d) Réduire la pauvreté par le biais du développement socio-économique de sorte à éliminer une cause permanente d’instabilité et d’extrémisme ; et,
e) Parvenir enfin à un règlement juste et durable de la cause palestinienne.

Je voudrais revenir un moment sur l’un des thèmes centraux de notre discussion sur la démocratisation dans le monde, à savoir le pluralisme. Lorsque nous parlons de pluralisme dans un contexte arabe, il nous incombe de reconnaître qu’il n’existe pratiquement pas de pays arabe qui ne soit pluraliste d’une manière ou d’une autre. Ces pluralismes sont de diverses natures et se reflètent par des différences ethniques, linguistiques, religieuses et culturelles.

Ce pluralisme remarquable, que l’on rencontre dans presque tous les pays arabes, a souvent été une source de conflits internes et même régionaux. Par conséquent, c’est le pluralisme même du monde arabe qui rend la démocratie tellement nécessaire : seul un système démocratique permet de gérer les expressions de la diversité tout en prônant les principes vitaux d’unité nationale et de stabilité.

Dans le cas du Liban, la raison d’être de ce pays est qu’il est un territoire où les diverses communautés – y compris les minorités – coexistent en harmonie. le Liban apparaît ainsi comme un pionnier arabe dans la création d’un système capable de combiner le pluralisme et la stabilité. Et, de fait, les pires moments de troubles internes que le Liban a connus ont été provoqués, ou exacerbés, par des acteurs externes résolus à s’immiscer dans les questions internes du pays.

Je souhaite mentionner ici la charte que j’ai émise en janvier 2012 lors d’une conférence organisée conjointement au Liban par le parti Kataëb et l’Internationale démocrate centriste. Au nombre de ses provisions, la charte soutient un Etat citoyen fort, l’inaliénabilité de la liberté, l’égalité des sexes dans tous les domaines de la vie, et s’oppose à toute discrimination fondée sur l’appartenance ethnique ou religieuse.

Malgré ses défis internes – et, en un sens, grâce à ces défis – la société libanaise est bien placée pour jeter un pont culturel entre l’Occident et le monde arabe et fournir un espace universel de dialogue.

Un Plan Marshall pour la démocratie arabe

Je voudrais maintenant définir les grandes lignes d’une stratégie spécifique que l’Union européenne – en partenariat avec des Arabes compétents – pourrait appliquer en vue d’un Moyen-Orient pacifique, libre et démocratique. Il s’agit d’une stratégie que j’ai récemment proposée au Forum de Bruxelles réuni sous les auspices du German Marshall Fund. J’avais suggéré ce qui suit :

L’établissement d’un Plan Marshall pour la démocratie arabe visant à promouvoir une culture de liberté, de démocratie, de droits de l’Homme et de pluralisme. Ce Plan Marshall pourrait jouir du soutien de l’Union européenne et œuvrer en vue de nouer des alliances avec – et entre – les forces démocratiques émergentes du Réveil arabe.

Un tel Plan Marshall pour la Démocratie arabe – ou tout autre nom – est une nécessité impérieuse pour préserver la démocratie émergente dans le monde arabe.

Depuis leur accession à l’indépendance, la plupart des pays arabes ont négligé les principes démocratiques les plus élémentaires et omis de respecter les plus élémentaires des droits de l’Homme. Seul un plan global de soutien à la démocratisation peut permettre aux Arabes de surmonter l’héritage négatif de décennies de dictature.

Sans doute la première tâche d’un Plan Marshall pour la démocratie arabe devrait-elle être de rassembler, traduire, analyser et diffuser les nombreuses déclarations et autres initiatives portant sur la gouvernance démocratique que des Arabes ont rédigées et diffusées depuis un an.

Ainsi, le Plan Marshall pour la démocratie arabe – fondé sur des partenariats et une coopération réels – pourrait exercer un puissant attrait pour rassembler les différents courants de la pensée démocratique arabe et aider à formuler un consensus régional sur les meilleurs procédés de la démocratie arabe.

Conclusion : Un partenariat pour la démocratie

Mesdames et Messieurs, permettez-moi de conclure mon intervention par quelques réflexions sur la création d’un partenariat pour la démocratie dans ce vaste arc de civilisation qu’est la zone euro-méditerranéenne-arabe.

Si un Plan Marshall devait voir le jour, l’un de ses principaux partenaires pourrait être la Ligue arabe. L’engagement de la Ligue à renforcer la nouvelle ère de démocratie dans le monde arabe est clairement démontré par la présence parmi nous de Leurs Excellences Nabil Elaraby et Amr Moussa.

J’ai eu récemment l’occasion, au Caire, d’échanger des idées sur le rôle de la Ligue arabe avec son Secrétaire général Elaraby. Par la suite, j’ai lu avec intérêt et admiration sa déclaration exposant de manière convaincante ses idées en vue de renforcer les capacités de la Ligue et lui ménager un rôle plus importante dans les questions régionales et mondiales.

Pour réussir, un Plan Marshall pour la démocratie arabe nécessite l’existence d’une voix arabe forte, efficace, unie, qui contribue, d’une part, au mouvement international pour la démocratie et, d’autre part, à la gouvernance collective tant sur le plan mondial que sur le plan de la zone euro-méditerranéenne-arabe.

Par conséquent, à S.E. Nabil Elaraby, comme à toute l’honorable assistance, je propose la formation d’une commission de haut niveau agissant sous les auspices de la Ligue arabe et composé d’hommes d’Etat et de penseurs arabes aussi bien laïcs que religieux.

La mission de cette commission sera de formuler une vision arabe commune sur la dynamique d’un partenariat entre la démocratie européenne et la démocratie arabe. De cette manière, ce panel arabe pourrait aider à renforcer le Réveil arabe et à faire avancer la paix, la prospérité et la démocratie au Moyen-Orient.

S’il est stabilisé par le biais d’un partenariat entre la démocratie internationale et la démocratie arabe – ainsi que par un partenariat entre démocrates arabes – le Réveil arabe, né sous l’étoile de la liberté cheminera vers la réalisation de la dignité de ses sociétés.

Je vous remercie.