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Chypre : un Pont entre le Proche Orient et l’Europe

2019-12-06


INTERVENTION DE S.E. LE PRESIDENT AMINE GEMAYEL
le 6 décembre 2019 à Chypre

Excellences,
Messieurs les ministres,
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

Je suis ravi d'être parmi vous à Chypre, pays voisin du Liban, qui, comme mon pays, il forme un pont entre l'Orient et l'Occident, entre le Proche-Orient et l'Europe.

Durant la guerre froide et sous l'impulsion de mon ami, Monseigneur Makarios, Président de votre pays à cette époque, dont j’ai eu le privilège de rencontrer maintes fois lors de mes fréquents voyages à Chypres ; Le peuple Chypriote avait réussi à contribuer à apaiser les tensions dans le monde, notamment entre les blocs de l'Est et de l'Ouest, et œuvrer pour la paix, dans le cadre du « Mouvement des Non-Alignés » auquel le Liban avait aussi adhéré.

Je me réjouis et salue l'initiative du CYPRUS MAIL qui a pour objectif de perpétuer sur cette voie, et de mener une réflexion, en profondeur pour sensibiliser l'opinion publique régionale et internationale sur les problèmes politiques actuels de notre région, de ceux de la Méditerranée, et œuvrer pour l’entente, la stabilité et le développement.

A partir de mon expérience, dans le cadre de mes fonctions présidentielles, politiques et sociales, je souhaite réfléchir avec vous, autour des grands thèmes qui préoccupent notre société contemporaine, et de contribuer ainsi à la recherche de solutions salutaires à tous les niveaux. La tâche est complexe et multidimensionnelle, mais « la meilleure façon d’agir est de mettre un pied devant l’autre et recommencer ». C’est un adage naïf, mais combien vrai.

Depuis la nuit des temps, les conflits et les querelles entre les grandes puissances, sinon les empires, ont provoqué des guerres sans fin pour affermir l'autorité de ces grands au détriment des petites puissances. Ces dernières constituent des enjeux d'influence et fournissent un théâtre de confrontations directes ou indirectes entre ces puissances, amplifiées par le phénomène courent de la globalisation.

C'est ce qui s'est notamment passé dans l'est de la Méditerranée depuis un siècle : d'abord sous l'empire ottoman qui était en lutte avec l'Occident, ensuite durant la bipolarisation lors de la confrontation entre l'Est et l'Ouest.

Ce sont, chez nous, les facteurs communautaires et ethniques, hérités de la période ottomane, qui sont instrumentalisés en ces jours, pour créer les tensions, dans cette région du monde.

La Question d’Orient fut, au départ, posée par le problème des minorités dans la région. Comme à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, la question des minorités, question importante et des plus difficiles à gérer, continue de se poser à la communauté internationale. La montée du fondamentalisme au Moyen-Orient continuera, si on n’y prend garde, à mettre à rude épreuve la sécurité internationale. Notre planète n’est qu’un grand village. Sans garanties effectives des droits des minorités, il ne fait pas de doute que de sanglants conflits éclateraient et que de nouveau les interventions étrangères seraient à l’ordre du jour. Les conflits du Moyen-Orient pourront être utilisés par certaines puissances étrangères régionales ou internationales, comme des prétextes à des interventions qui servent les intérêts stratégiques des uns et des autres. Dans l’histoire récente, on puise maints exemples de puissances étrangères qui n’ont provoqué des crises que dans le seul but de justifier leurs interventions chez nous. N’est-il pas choquant qu’elles demandent, en plus, à être remerciées d’être intervenues ?

Les facteurs communautaires ont été expérimentés pour créer des dissensions internes, d'abord à Chypre en 1974, ensuite au Liban en 1975.

En réalité, il ne s'agissait pas essentiellement de guerres inter-religieuses, aussi bien à Chypre qu'au Liban, mais l’exploitation de ces conflits intercommunautaires au sein de ces Etats dont la structure et les institutions très fragiles au départ sont fondées sur un partage des pouvoirs entre les millets, ce qui a facilité les ingérences extérieures auprès de chacune d'elle. Exemple : les différentes communautés libanaises et les deux principales communautés chypriotes (grecque et turque).

Ce même phénomène historique a été instrumentalisé en vue de provoquer des tensions internes, voire des conflits frontaliers et de voisinage : la création d'une entité fondée sur la restitution d'un territoire sur lequel une communauté religieuse se trouvait il y a deux millénaires (Israël), la justification d'un droit d'intervention interne sous prétexte de la protection de communautés religieuses ou ethniques affiliées dans l'histoire à tel ou autre pays, voire en raison d'une présence colonisatrice d'un Etat tiers (les traités d'Alliance et de Garantie à Chypre), une volonté d'expansion fondée sur une appellation régionale pendant une période de l'histoire (« la Grande Syrie »), l’espace américain, Sud ou Nord, etc...

L'ensemble de ces éléments ont servi de facteurs déterminants à des crises et à des tensions fréquentes et souvent aux conséquences graves, survenues dans notre région. Ils ont été instrumentalisés par les grandes puissances, en particulier durant la bipolarisation.

* * * *

Au cours de ces bouleversements, nous avons assisté, cette dernière décennie, à des mouvements populaires de contestation qui ont remis en cause les structures, parfois les frontières étatiques. Ce phénomène a été encouragé par le soft-power auquel certaines puissances étrangères ont eu recours à l’aide des réseaux sociaux et de la technique de l’Intelligence Artificielle : prétendre aider les populations à réaliser des aspirations socio politiques, à renverser les régimes en place, à établir la démocratie et à jouir d'une liberté. Mais, souvent, cette stratégie instrumentalisée à des objectifs opportunistes a provoqué la déstabilisation des institutions et donc instauré le chaos escompté selon la formule du divide et imperare.

Exemple : le prétendu « Printemps arabe » que j'ai surnommé « l'hiver interminable ».

Durant cette période, un phénomène longuement et scrupuleusement préparé a attisé ces conflits : l'islamisme qui fut le résultat de l'instrumentalisation de la religion à des fins politiques. Al Qaida, Al Nusra, Daech, en sont une parfaite illustration. et j’en passe!

Après avoir provoqué une vague de fondamentalisme par la propagande (enseignements, prêches, etc..) et par l'intermédiaire des médias sociaux, tout en investissant de fonds colossaux, certaines branches de l'« islam politique » ont été entraînées vers la création d'organisations paramilitaires qui ont porté atteinte à la sécurité et à la stabilité aussi bien de notre région qu'à celles du continent européen : conflits militaires, actes de terrorisme, déplacement voire « déportation » de populations.

Plusieurs pays de la région en ont été victime, notamment, l’Iraq, la Lybie, la Syrie… ce qui a provoqué la déstabilisation de ces Etats. Ceci a eu des conséquences désastreuses sur le plan régional et international, dont la provocation d'un phénomène migratoire, mais aussi et surtout le chaos et la violence : Des institutions étatiques des pays concernés sont menacées de dislocation au profit d'un projet politique obscure qui cherche à modifier la cartographie du Proche et du Moyen – Orient.

Désormais, l'instrumentalisation de la religion et des facteurs ethniques à des fins politiques, ont provoqué la déstabilisation dans tous les domaines.

Ainsi, dans le monde arabe, l'islamisme exacerbé a provoqué des poussées intégristes, ethniques et indépendantistes qui ont conduit à des conflits violents, entraînant des drames humains et conduisant l'ensemble des populations de notre région vers une régression économique, sociale et culturelle, ou à des migrations dans des conditions insupportables.

Cette situation se répercute, bien évidemment, sur le continent européen voisin, à la fois au niveau sécuritaire avec des actes terroristes sporadiques, et au niveau social et économique en raison du déferlement des migrants, ou la contamination d’une société migrante qu’on avait cru intégrée aux valeurs culturelles européennes.

D’où la responsabilité collective de l’Europe qui ne peut rester passive face à ce phénomène déstabilisateur.

Il convient pour les Européens de contribuer à la pacification par l’aide au développement de ces régions voisines qui souffrent d’un sous-développement dans tous les domaines. Cette situation endémique dont souffrent les populations est l’une des sources de cette révolte populaire permanente qui déstabilise, non seulement les pays arabes, mais se répercute aussi sur les pays européens.

Certaines grandes puissances ont réalisé qu’il leur fallait changer de stratégie : la Russie semble vouloir œuvrer pour la préservation de la stabilité et de la souveraineté des Etats ; les Etats Unis, avec l’administration Trump prône le Non Interventionnisme qu’il soit politique ou militaire ; idem pour la France où le Président Macron semble jouer l’équilibriste en guise de stratégie internationale.

Il faut donc espérer une prise de conscience de cette nécessité d'équilibre, de pacification et de restructuration de notre région au niveau de l'Union européenne, appelée à procurer une aide à la fois politique, économique et sociale, pour apaiser les tensions, notamment à l’Est, et permettre aux Etats de la région, de se redresser pour mieux faire face aux mouvements fondamentalistes qui menacent aussi bien notre région que le continent européen.

Enfin, je me permets de profiter de cette plateforme européenne à vocation universelle, pour appeler à une action commune pour la recherche d’une stratégie qui rétablisse urgemment la confiance entre les Etats et les Hommes et les Femmes. Une approche plus humaine de la politique mondiale. Ceci est impératif et constructif. Une approche à l’instar du Plan Marshall des années 40, est capable de développer, de pacifier et de stabiliser ces Etats en détresse, et créer ainsi un grand espace solidaire de paix et de prospérité.

A l'instar des Européens qui ont surmonté leurs différends et leurs conflits séculaires en construisant l'Union européenne, nos pays sont appelés, dans un premier temps, à repenser et à restructurer « la Ligue des Etats arabe » pour plus d’efficacité. Cette institution, rénovée et redynamisée, pourrait servir de véritable interlocuteur outillé et autorisé, capable d’inaugurer une nouvelle ère de confiance et de coopération.

J'ai été Président du Liban de 1982 à 1988, à une époque très trouble sur les plans politique et sécuritaire: guerre libano-palestinienne, conflits inter communautaires, interventions et occupation israélienne, occupation syrienne, hégémonie iranienne à travers le Hezbollah… Il m’avait fallu beaucoup d’efforts, de patience et de clairvoyance pour ramener le pays à bon port, et de préserver et consolider deux objectifs libanais essentiels : l’unité du peuple et la préservation de la souveraineté nationale.

Mon combat continue ; les derniers mouvements populaires en cours dans mon pays ont réveillé les esprits et motivé les cœurs, et redonné un nouvel espoir dans un Liban meilleur. Peut-être un nouveau Liban est en train de naître. Mon pays a regagné la confiance de la communauté internationale. Et moi, qui avait douté un moment du sens de mon combat, je reprends confiance en mon peuple, mon pays, sa cause et son message universaliste. Il faut aller de l’avant et appeler les amis du Liban à appuyer ce même combat pour un pays qui prône un grand message d’ouverture et de Paix.