Back to Lectures

CHARTE - CADRE POUR LES RÉVOLUTIONS ARABES ET LES RÉGIMES À VENIR

2012-01-27

CHARTE - CADRE POUR LES RÉVOLUTIONS ARABES ET LES RÉGIMES À VENIR

I- Motifs
Nous sommes heureux de voir les révolutions arabes se soulever contre les dictatures dans l’espoir de parvenir au havre de la démocratie fondée sur la liberté, l’égalité et la justice. Elles retrouvent là l’expérience libanaise et confirment par là même la justesse du pari des Libanais sur ces valeurs dans l’Orient méditerranéen et arabe. Les révolutions en cours dans le monde arabe se stabiliseront nécessairement dans le cadre de nouveaux régimes. Et, inévitablement, il incombera à ces nouveaux régimes de défendre la souveraineté des patries, l’indépendance des Etats, la sécurité des communautés, et la dignité de l’homme.

Les premiers slogans scandés par les révolutionnaires ont satisfait aux éléments constitutifs des sociétés arabes (liberté, démocratie, État civil, droits de l’Homme). Mais il incombe aux nouvelles autorités de respecter ces slogans et ces principes et de réaliser les aspirations des peuples révoltés.

La soutien de toute révolution dans le monde dépend de sa capacité à transporter sa société de la réalité de la répression, de l’oppression, de la discrimination sous toutes ses formes, à celle de la liberté, de l’égalité, de la justice, de la diversité, et de la séparation entre la religion et l’Etat, dans le sens du changement positif. Nous sommes attachés à la cause des droits de l’homme dans le monde arabe, non au jeu du pouvoir ; au concept du pluralisme, non au pouvoir du nombre ; aux valeurs des religions, non aux théocraties.

C’est à partir du souci qui m’anime pour les nouvelles révolutions –qui ont permis aux sociétés arabes de se mettre en quête de lendemains meilleurs – qu’il m’a semblé utile de rédiger cette charte-cadre dans l’espoir qu’elle serve de source d’inspiration aux révolutions en cours comme aux régimes qui en émergeront; de soutien à la réflexion sur les constitutions et les législations nouvelles; et de feuille de route apte à éviter les dérapages.

II- LES PRINCIPES ET LES CONCEPTS
1- L’homme naît libre. Sa liberté ne peut faire l’objet d’aucune négociation, d’aucune compromission ni d’aucune réduction. Cette liberté englobe les libertés individuelles et collectives, ainsi que les libertés d’association, de religion et de croyance, sur un pied d’égalité. Il n’existe pas de hiérarchie dans l’exercice de la liberté. L’organisation de toutes ces libertés, qui sont complémentaires et interdépendantes, est le fait d’hommes libres qui émettent des législations justes. Il est impératif que ces législations organisatrices de la vie publique émanent du concept de la liberté sans aucune distorsion ou rejet de ce concept, et sans que, par le biais des lois, on n’en vienne à en occulter le principe.

2- Le mot « homme » englobe l'homme et la femme. Il est naturel que les deux soient égaux en droits et en devoirs aux yeux de la loi, dès lors qu'ils sont égaux dans leur existence devant la vie et la mort. Il est évident que l'égalité équilibrée entre hommes et femmes doit être compatible avec la compétence, la capacité et l'égalité des chances. Le contraire aboutirait à une discrimination raciale et humaine provoquant un déséquilibre qui menacerait la notion de liberté et la sécurité de l'individu, de la famille et de la société. Il n'existe pas de droit qui viole l'égalité.

3- Il est du droit de tout peuple et de tout groupe de résister à l’oppression, à la répression et à l’occupation sans recourir au terrorisme, au sens conventionnel du terme. La lutte en vue de l’autodétermination, de la souveraineté et de l’indépendance ne peut être assimilée au terrorisme. Aucun groupe ne peut, au prétexte de la résistance, se substituer à l’Etat ni s’arroger le droit de décider du statut d’un peuple, déclarer la guerre ou exposer au danger les autres groupes et la patrie. Aucune résistance n’est légitime si elle ne vise pas à édifier l’Etat et les institutions étatiques.

4- Les États arabes présents sont constitués de groupes qui appartiennent à des races, des cultures, des religions, des sectes et des rites différents. C’est là une réalité séculaire qui rend impérative la nécessité de reconnaître le droit naturel des citoyens, comme de chacune des composantes des sociétés arabes, à jouir, au sein de l’État, de la sécurité, de la liberté, de la dignité, sans discrimination individuelle ou collective susceptible de réduire son rôle sur n’importe quel plan de l’existence, et notamment sur le plan de la citoyenneté. La sécurité dont il est question ici est la sécurité de la loi et non celle des protections de faveur.

5- Le fait que l’Orient soit le berceau des religions du monde arabe donne à la vie nationale une dimension spirituelle de nature à favoriser l’émergence de l’Etat de droit basé sur le respect de la loi et de l’égalité. Les religions, dans leur essence, appellent à la charité et à la fraternité entre les différents individus et groupes. Il est naturel que les préceptes religieux incorporent les concepts de démocratie, de justice sociale et de droit civil. En contrepartie, il est naturel que le droit civil ne prenne pas une tournure athée qui est de nature à nuire à toute religion.

6- L’extrémisme, de toute forme et de toute origine, a causé dans notre monde bien des tragédies individuelles et collectives sur les plans nationaux et religieux. Il faut y résister et combattre ses causes et ses résultats afin qu’il recule devant l’ouverture, le dialogue et l’entente, en vue de bâtir une société fondée sur l’harmonie et la fraternité, sans oppression et sans répression, de sorte que le vrai défi soit de fraterniser avec l’autre et non de l’abattre.

7- Le droit de la personne arabe à déterminer son avenir est indiscutable et constitue l’application politique de la reconnaissance du pluralisme social et culturel. Il est essentiel d’œuvrer à rendre ce pluralisme intégrateur afin qu’il enrichisse les sociétés et les Etats par le biais de lois qui enracinent les principes d’égalité, de citoyenneté et d’humanité dans tous les domaines et à tous les niveaux de la vie privée et publique. Cela, afin qu’aucun groupe dans un Etat donné ne puisse dominer les autres et spolier leurs droits. Il n’est jusqu’à la majorité parlementaire qui ne doive gouverner sans hégémonie. Les libertés de désaccord, d’opposition et d’opinion sont des droits naturels et inaliénables.

8- Le principe d’égalité n’annule pas les accords et les conventions contractés dans le cadre de l’Etat en vue de préserver l’équilibre entre les composantes de la nation, à condition qu’ils aient été conclus en toute liberté et conviction, sans pression, coercition, intimidation ou menaces. Il est évident que tout accord doit être conforme aux droits de l’Homme, aux aspirations du citoyen et aux particularismes du groupe.

9- La démocratie s’inscrit dans un système constitutionnel fondé sur l’exercice politique, la culture et un sens moral des responsabilités. La démocratie véritable se manifeste à travers la séparation des pouvoirs, la complémentarité des institutions et l’alternance régulière du pouvoir entre les factions nationales, par le biais d’un appareil législatif garantissant la représentativité politique, sociale et géographique. La loi électorale ne doit exclure aucune faction ; la majorité numérique parlementaire se constitue de majorités issues de la pluralité.

10- La philosophie de l’État considère le peuple en tant que concept et non en tant que nombre. Il en découle que le peuple est la source du pouvoir et de la souveraineté de l’Etat. C’est du peuple que le gouvernant tire décision nationale et volonté libre. La valeur du peuple se mesure à l’aune de son adhésion aux valeurs humaines, loin des fanatismes partisans, de manière à conclure un contrat social écartant toute velléité de constituer des entités sectaires ou ethniques, ou de recourir à des interprétations, des jurisprudences ou des fatwas en dehors des lois et des législations constitutionnelles de la nation.

11- Le pouvoir est la responsabilité de gérer les affaires de la société et des gens par la force de la loi et non par la contrainte. Il incombe aux gouvernants de faire du pouvoir un cadre proche du citoyen et vers lequel ce dernier se tourne comme il le fait avec sa famille, et non d’ériger le pouvoir en ennemi ni en un instrument de pression pour le citoyen. De ce fait, le citoyen respectera le pouvoir sans le craindre ni le fuir. L’interaction positive entre le pouvoir et le citoyen se trouvera renforcée par la décentralisation laquelle est devenue la marque des systèmes démocratiques modernes.

12- Le devoir du législateur est de rédiger des lois stables qui garantissent le respect du citoyen dans toute société et s’attachent à assurer l’avancement et l’égalité entre les sexes, et le respect de la liberté de conscience, d’opinion et d’expression. L'homme est en lui-même un être universel. Son appartenance légale à un État ou à une nation n’annule pas ses droits en tant qu’homme. Là où les droits de l’Homme sont respectés les conflits cessent et la paix règne, et là où ils sont ignorés, les conflits éclatent et mènent à des crimes contre l’humanité commis par des régimes, des organisations ou des groupes.

13- Il est du devoir de tout système d’enraciner une justice probe et indépendante du pouvoir afin de pouvoir gouverner et de rassurer le citoyen. Chaque citoyen est une personnalité juridique jouissant de la protection préalable du fait de la paix civile. Les citoyens sont égaux devant la loi et la justice, ainsi qu’en droits et en devoirs. Aucun pouvoir ne peut bannir un homme de son pays ni le transplanter dans son pays, ni limiter sa liberté de mouvement pour des raisons politiques ou idéologiques. En outre, la justice interdit de torturer un suspect ou de le soumettre à des traitements dégradants destinés à l’humilier et à le déshumaniser.

14- La fonction de tout régime politique est de gérer les affaires de son peuple en vue d’assurer le bien-être concitoyen, d’améliorer les conditions de vie et d’assurer les services sociaux et sanitaires, le logement, l’éducation et l’emploi. En outre, il est du devoir de tout Etat d’assurer le progrès de la société par le biais de politiques susceptibles d’assurer un avenir meilleur aux générations montantes, en ayant à cœur le développement durable, la préservation des ressources et leur exploitation en vue de l’intérêt public.

15- Tout Etat arabe a le droit de s’inspirer de toutes les sources de législation, à condition que les lois qui en émanent soient conformes, au principe de la séparation des pouvoirs et des instances, aux articles de la Charte des Droits de l’Homme du 15 décembre 1948, et aux recommandations du Congrès de Vienne sur les Droits de l’Homme du 25 juin 1993. Ce sont là des articles et des recommandations qui dénoncent toute forme de discrimination ou de ségrégation entre les citoyens, les hommes et les religions. Cette conformité ne signifie toutefois pas que les sociétés orientales doivent calquer tous les concepts moraux sur ceux des sociétés occidentales : l’universalité de l’Homme n’annule pas les particularismes communautaires.

16- Tout État arabe est tenu de respecter la souveraineté et l’indépendance de tous les autres Etats, et de s’abstenir de tout acte hostile à leur encontre qui viserait à l’hégémonie, la domination, l’expansion ou l’occupation. Chaque État est tenu de s’abstenir de recourir au terrorisme ou à la violence en vue de résoudre les conflits.

17- Les événements arabes et internationaux fournissent à la Ligue arabe l’occasion de se réformer et de régénérer son rôle en modernisant ses structures, en édifiant ses institutions et en élargissant son champ d’action en fonction des nouveaux défis et besoins des sociétés arabes. Elle pourra ainsi parrainer l’émergence de la solidarité sur le plan social comme sur celui du développement entre tous les Etats arabes, loin des intérêts et des arènes politiques. Il incombe à la Ligue de se doter d’un rôle responsable et efficace vis-à-vis de tout régime arabe pratiquant la répression contre son peuple ou contre l’une des composantes de sa société, et vis-à-vis de tout groupe arabe qui perpètrerait des crimes contre l’humanité sans que l’Etat dont il relève ne l’en dissuade.

III – LA GARANTIE CONSTITUTIONNELLE

La valeur de ces principes généraux réside dans leur inclusion dans les Constitutions qui en feront des lois exécutoires au même titre que les lois et les règlements internationaux avec lesquels elles seront compatibles. En fait, aucun régime, aucune Constitution, aucun Etat, ne peut jouir de la moindre légitimité à moins de respecter ce genre de principes et de concepts. Et, du fait même que ces concepts nécessitent des règles qui les protègent et une mentalité qui les accepte, il convient de les renforcer par des accords et des traités internationaux, et par des campagnes de sensibilisation populaire.

L’ensemble de ces concepts est un tout indivisible et homogène, servant de base aux lois fondamentales, naturelles et élémentaires pour tout homme, tout citoyen et tout groupe. Faire la différence entre ces concepts ne se traduit pas seulement par la discrimination entre les citoyens mais aussi par la distinction entre un être humain et son frère humain, avec pour conséquence de peser sur l’équilibre et l’application des autres concepts. Cela équivaudrait à ouvrir grand la voie à la violence des individus, des groupes ou des régimes, c’est-à-dire à tout ce contre quoi les révolutions arabes se sont dressées.

Nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère arabe et moyen-orientale. L’aube va vers le jour, sous l’égide du soleil de la liberté, et elle n’a d’horizon que la dignité de l’Homme.

Amine Gemayel
Liban, le 27 Janvier 2012