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Les Défis de l’Avenir

2003-09-25

Le Liban : Les Défis de l’Avenir

Par

Amine Gemayel

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Colloque du Sénat
Paris, le 25 septembre 2003

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,

Je tiens à vous exprimer mes remerciements pour m’avoir accueilli au Sénat, ce lieu chargé d’histoire et imprégné de démocratie et d’humanisme. La portée prospective du colloque « Le Liban: les défis de l’avenir » est à elle seule une porte ou peut-être une lucarne ouverte sur l’avenir ! Penser à l’avenir même en termes de « défis » signifie que le présent est déjà au service de demain et que l’espoir n’est pas perdu de voir la pensée se transformer en action.

Le Liban qui occupe dans la région du Moyen –Orient une place inversement proportionnelle à sa superficie est en phase de perte d’identité dangereuse, et une assemblée comme la vôtre, ce haut- lieu de la démocratie, ne peut que lui redonner un nouveau souffle et encourager son peuple à persévérer dans ses efforts pour restaurer le Liban dans ses droits nationaux et dans son rôle sur les plans régional et international.

Je m’adresse à vous à un moment où la géopolitique Moyen-Orientale subit un changement brutal, une sorte de rupture de son équilibre historique. Nous sommes dans une ère bien incertaine, qui entraîne un manque de visibilité dans l’horizon d’un Moyen-Orient, toujours endiablé par ses conflits.

Le Liban a toujours été une terre ouverte sur le monde. Mondialiste avant l’heure, le Libanais est perméable aux sensibilités étrangères qui ont fortement imprégné son histoire. Ma terre n’en est pas à ses premiers défis. « Vieille nation, elle a su surpasser les plaies qui lui ont été infligés au gré des circonstances.

L’attachement qu’ont les Libanais pour leur terre, les a toujours poussé à se battre, et quand ils ne le pouvaient pas, à s’acharner à préserver leur patrimoine et leur identité.

Le peuple libanais est ainsi rompu à ces crises mais la globalisation, par la proximité qu’elle procure, fait peser une menace supplémentaire, celle d’un changement structurel qui toucherait le pays, vidé de ses jeunes à un rythme alarmant. A l’inverse, les autorités en place d’une façon irresponsable, se permet d’accorder la nationalité libanaise à plus de cinq cent mille étrangers, en majorité syrienne et palestinienne d’un seul coup, par un seul décret illégal et rédigé à la hâte. Une hérésie à nulle autre pareille dans les annales libanaises et même étrangères. Si l’on n’y prend garde, le pays deviendrait un pays de « vacances », pour ses propres citoyens, une terre placée sous le signe des retrouvailles, des bons moments de tourisme chez soi. L’émigration en dit long sur les aspirations de nos jeunes et leur déception face à un Liban, aujourd’hui dans une situation d’attente.

Je vous parle du Liban, non pas parce que c’est mon propre pays que j’affectionne évidemment plus que tout autre au monde, et non pas aussi parce que j’en ai été le Président, mais parce que le pays des cèdres avait été traditionnellement une terre de paix, de tolérance, et de liberté. Pour faire prévaloir ces valeurs dans notre région trouble du Moyen Orient en quête de paix entre ses nations et ses peuples, ces valeurs doivent être d’abord restaurées chez nous, ainsi elles pourront servir d’exemple pour le genre de paix qu’on voudrait instaurer dans la région.

Une véritable paix qui garantisse à tous les peuples de la région, notamment le peuple palestinien et ses dirigeants, le droit de vivre dans la liberté, la dignité et la sécurité.

Une véritable paix qui permette au Liban de dépasser les séquelles de la guerre et de pouvoir reprendre sa place et son rôle dans le concert des nations. Pour cela une révision de ses relations avec la Syrie que nous envisageons à travers un dialogue serein et constructif est indispensable. Après plus d’un quart de siècle de relations conflictuelles, les accords de Taëf conclus sous l’égide du roi Fahd d’Arabie offrent un cadre diplomatique à la solution du conflit. Ce dialogue doit déboucher sur le retrait de l’armée syrienne du pays des cèdres, la cessation des ingérences des services spéciaux syriens dans les affaires libanaises et l’affranchissement des décisions nationales libanaises de toutes tutelles. Ainsi les Libanais reprendront foi et confiance dans l’avenir de leur pays qu’ils pourront déterminer eux-mêmes, condition si-ne-qua-non de la confiance du monde et des investisseurs dans le pays, et donc de la solution de nos problèmes aigus dans les domaines politique, économique et social.

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Le Liban est un lieu où les diverses idéologies politiques, les multiples religions et cultures s’entrecroisent et s’enrichissent mutuellement par leur interaction. Ainsi une véritable paix au Moyen Orient qui se veut juste et durable ne peut se concevoir sans la restauration de la paix libanaise, une paix qui puisse préserver la spécificité des institutions nationales libanaises, et restaurer notre souveraineté, notre indépendance et notre libre décision nationale en dehors de toutes interférences de l’extérieur, d’où qu’elles viennent.

C’est vrai que la société libanaise a parfois été confrontée à de sanglants conflits à caractère communautaire ou religieux, mais ce qui est vrai aussi c’est que le plus souvent, ces conflits étaient manipulés de l’extérieur, ou la conséquence de conflits qui dépassaient le Liban lui-même.

Pour plus de 30 ans, depuis les années 40 jusqu’au début des années 70, le Liban était une démocratie basée sur une constitution laïque et sur le pluralisme culturel. Ces deux piliers : démocratie et pluralisme ont forgé l’identité nationale libanaise et ont constitué l’essence de sa raison d’être. Aujourd’hui, le Liban devrait retrouver ces valeurs démocratiques et libérales et être en paix et en harmonie avec lui-même et avec son environnement.

Il devrait de nouveau jouer son rôle de trait d’union et de pont entre l’Est et l’Ouest, entre le monde arabe et l’Occident, et entre les diverses religions de la région du Moyen Orient. Cette mission devrait être la nouvelle vocation du Liban dans cette ère de la Globalisation.

Ainsi le Liban, en tant que société traditionnellement pluraliste, pluriconfessionnelle et pluriculturelle, peut fournir au monde arabe et à tout le monde son savoir faire en ce qui concerne le dialogue entre les diverses croyances, et la façon de solutionner les conflits entre les religions. Des leçons qui peuvent être très utiles à un moment où la dynamique de la globalisation a entraîné le mélange et l’interdépendance des religions et des cultures au risque de provoquer entre elles des conflits parfois meurtriers.

Ce genre de conflits, mon pays et mon peuple en avaient fait les frais durant plus de deux décades, car c’est chez nous que s’est manifesté le phénomène destructeur de ce terrorisme politique et religieux qui depuis, et faute d’avoir été confronté, s’est développé sur notre sol et a déstabilisé plus d’un pays dans la région et dans le monde. Pendant mon mandat présidentiel, nous avions été envahis par d’innombrables crises dont l’émergence de l’extrémisme religieux, les ingérences étrangères explicites dans nos affaires internes, sans oublier l’invasion israélienne du pays ; il faudrait rappeler ici que Beyrouth fut la seule capitale arabe à avoir été occupée par l’armée israélienne; ni le Caire, ni Damas, ni Amman, pourtant toutes en guerre contre l’Etat Hébreu, n’ont jamais été occupées par l’armée israélienne.

A ce titre, aucune autre société n’a été autant touchée par ce fléau et n’en a autant subit les conséquences. Sentant venir l’orage, les responsables libanais avaient essayé de prévenir le monde de ce qui pourrait advenir si l’on n’y prenait garde, et si cette question n’était pas traitée sur le plan international.

Pendant mon mandat présidentiel dans les années 80, je l’avais pressenti et mis en garde les grandes puissances contre le laxisme ambiant dans ce domaine et les conséquences de ce fléau sur la sécurité des pays occidentaux. En visite officielle à Londres en décembre 1982, je m’étais exprimé en ces termes:

« Si on n’y prend garde et si les événements sanglants qui ont touché le Liban vont rester impunis, cette violence va se répandre dans tout le Moyen Orient et au delà de notre région… Le bien être et l’existence même des Etats occidentaux vont en pâtir si des efforts ne sont pas entrepris pour prévenir le pire. Il faut prendre de petits risques tout de suite pour éviter à l’avenir la nécessité de prendre des risques plus grands. » On connaît le reste.

Le Liban, durant sa brève période d’indépendance a expérimenté toutes les horreurs que les deux mondes occidental et arabe ont vécu ces dernières années : la lutte contre le terrorisme, les conflits de religions et de civilisations, ou la violence au niveau des organes étatiques ou des groupements locaux. En ce début de siècle, l’expérience libanaise, dans ses deux aspects positifs et négatifs, offre des clés utiles pour une meilleure compréhension des données et des problèmes du Moyen Orient d’aujourd’hui. Je crois qu’il est grand temps de prendre en considération les aspects positifs de notre histoire, ainsi il sera possible d’y puiser des solutions à certains problèmes de la société contemporaine.

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En attendant, les libanais ne baissent pas les bras. Leur pays mène un combat réel pour la réalisation de lui-même et contre l’abdication vers laquelle on veut le pousser. C’est un combat que mènent tous les Libanais: l’opposition sur les fronts politiques, l’étudiant dans son université, le cadre dans son bureau, la ménagère dans son foyer, … Cette lutte est menée dans toutes les régions du Liban.

On cherche à donner l’impression d’un pays divisé. Cela est faux. Cette division est en fait forcée et les Libanais n’aspirent qu’à se retrouver et à bâtir ensemble leur avenir. A chaque fois qu’une initiative est prise pour rassembler et réconcilier les libanais de tous bords, et les engager dans une dynamique institutionnelle et démocratique, l’autorité en place se sent agressée et empêche le processus de se développer. Coups sur coups, des manifestants pacifiques, notamment des étudiants, sont sauvagement battus par des agents de l’ordre en civil, des responsables politiques emprisonnés à la suite de simulacre de procès qui nous rappellent la période stalinienne, une chaîne de télévision de l’opposition empêchée d’émettre et ses installations confisquées sans raisons valables, un député privé de son mandat parlementaire par une haute juridiction inféodée à l’autorité et pour des motifs politiques tout à fait étranger au droit libanais, et remplacé, par la même décision, par un candidat n’ayant pas obtenu plus de 1 ,7% des voix sous le motif déclaré que la situation dans le pays ne permettait pas de tenir des élections législatives, etc…

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Malgré tout cela, Mesdames et Messieurs ; je reste optimiste, car nous revenons de très loin. Ce qui s’est passé durant ces trois dernières années est très édifiant ; c’est un sursaut généralisé. Les Libanais n’ont pas été intimidés par la répression, ils résistent toujours et ils ont réalisé de grands bonds en avant. « Je résiste donc je suis.» pour paraphraser une maxime célèbre. De grands rassemblements et mouvements politiques contestataires ont vu depuis le jour. Tout ceci devrait raviver l’espoir. » Mais au dessus de tout cela, et malgré l’adversité, notre jeunesse reste notre plus grande fierté et notre espoir. Nos jeunes ont relevé le défi lorsque la classe politique semblait soit dépassée soit résignée. Ce sursaut de la jeunesse libanaise, que je vis à travers mes enfants et les autres jeunes que je côtoie chaque jour, me fascine. Je suis de plus en plus confiant qu’après toutes ces années de répression et d’intox, durant lesquels on a utilisé des Libanais pour briser les Libanais et les pousser à se résigner, ces libanais luttent toujours, et tout est en train de changer dans le bon sens».