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Quel citoyen pour quel Liban ?

2007-04-15

Quel citoyen pour quel Liban ?
Amine Gemayel
15 mars 2007
Faculté de Philosophie et des Sciences
humaines
Université du Saint Esprit – Kaslik 2
Quel citoyen pour quel Liban?
Une interrogation qui a fait couler chez nous beaucoup d'encre, mais plus
encore, des larmes et du sang. Elle résume tout le dilemme libanais depuis
l'indépendance de notre pays jusqu'à nos jours. Et tant que nous n'aurons pas
répondu à la célèbre question posée par Pierre Gemayel, fondateur du parti
Kataëb, "Quel Liban voulons-nous?", le Liban restera empêtré dans sa crise.
En aucun cas on ne peut dissocier le rôle du citoyen, de la vocation de son
pays, surtout quand ce pays s'appelle "Liban"; d'où la nécessité de s'entendre
d'abord sur la vocation de notre pays avant de se pencher sur la nature et sur le
rôle du citoyen libanais.
I – La vocation du Liban
Certains avaient voulu faire du Liban un nouveau Hong-kong ou Tanger;
d'autres considéraient le Liban comme la Suisse du Moyen Orient. Dernièrement,
on a parlé de la libanisation comme on parlait au siècle dernier de la balkanisation.
Après la guerre de ces dernières années, plusieurs systèmes politiques ont
été évoqués: de l'Etat jacobin très centralisé dans lequel se fondent impérativement
toutes les composantes de la société libanaise, à l'Etat fédéral ou confédéral dans
lequel se juxtaposeraient les diverses communautés qui constituent l'entité
libanaise, liées entre elles par un modus vivendi, ou un pacte de non agression,
une palette de systèmes intermédiaires se présente portant les couleurs de la
décentralisation administrative, élargie ou pas, la régionalisation petite ou grande.
Tout cela est accompagné d'accords de natures diverses pour réglementer les
questions d'intérêts communs et organiser la vie au quotidien.
Dans quelle mesure chacun de ces modèles expérimentés chez nous à une
époque ou une autre de l'histoire du Liban a-t-il répondu aux attentes des libanais
qui aspirent avant toute chose à la Paix, à la sécurité, et au développement?
Evidemment, la crise que traverse actuellement le pays appelle à plus d’un
commentaire.
Notre principal problème provient de notre souci constant de réguler les
crises nationales successives par la seule gestion de l’urgence. L’immédiat
nécessaire interdit toute projection dans l’avenir, comme il isole les problèmes de
leur trajectoire historique. L’urgence et la nécessité nous empêchent ainsi de
saisir toute la relation dynamique qui existe entre le passé, le présent et le futur. Il
est certain que notre passé et notre présent conditionnent notre futur. Mais il est
tout aussi certain que ce futur, tout le moins, la vision que nous en faisons, donne
un sens à notre passé et à notre présent. Cela se traduit par la saisie de la Vocation
du Liban et sa mise en relation avec les aspirations profondes de son peuple. C'est
par l'identification de cette vocation que nous pourrons jeter les fondements de 3
notre coexistence nationale, la nature de notre système politique et le rôle du
citoyen dans la cité.
Cette nature originale du Liban, l'attachement de ses populations à des
valeurs spécifiques autant que son ouverture sur la modernité font de lui un
exemple unique de société. Son modèle qui associe tous les groupes
communautaires au pouvoir est une réponse constante et stimulante à tous les
courants animés par le fondamentalisme. La capacité du pays à être pleinement
intégré à son environnement arabe, tout en conservant une ouverture sur les
mouvements de pensée et d'idées venus d'Occident en fait une société à la
remarquable adaptation à la mondialisation.
Mais la turbulence de l'environnement régional et les soubresauts des
crises du Moyen-Orient hypothèquent le Liban dans sa paix interne et son
existence même. Comment alors immuniser notre pays contre tous ces écueils et
préserver sa vocation et sa raison d'être? Il s'agit de trouver une protection efficace
qui puisse garantir le pays contre les retombées des violences ambiantes.
Ce que je propose c'est la confirmation internationale de la vocation de
notre pays à travers une déclaration universelle qui considère: "Le Liban, espace
universel de dialogue entre les religions, les ethnies, les cultures, et les
civilisations." C’est la reconnaissance par les grandes instances internationales
notamment par l'Onu, de la valeur intrinsèque du Liban comme un carrefour de
civilisation, une terre d'expérience conviviale, havre de paix et d’intégration, qui
prône le dialogue au lieu de la violence. Une telle reconnaissance devra aboutir à
l’adoption d’un statut particulier pour le Liban.
A maintes reprises, certains leaders nationaux ou internationaux, et même
certaines instances internationales ont évoqué la vocation exceptionnelle du Liban,
comme expérience édifiante de cœxistence entre les religions et les cultures. Il
s'agit de concrétiser ceci par des mesures qui seraient prises par le Liban et
entérinées par la communauté internationale.
Le Pape Jean Paul II, a évoqué à maintes reprises le rôle et la vocation du
Liban, carrefour de civilisation et de culture. N'a-t-il pas lui-même déclaré
solennellement que "le Liban est plus qu'une nation, c'est un message."
Dans son dernier ouvrage, "Al Wassaya" (Dar Annahar 2002), l'imam
Mohammed Mehdi Chamseddine écrit: "Le Liban patrie définitive pour tous ses
fils, non pas seulement pour répondre aux vœux des chrétiens, mais par nécessité
pour le monde arabe et le monde islamique…" Cheikh Chamseddine ajoute: "Je
pense que le Liban restera un phare et un exemple pour toutes les autres sociétés
qui se distinguent par le pluralisme communautaire exacerbé…"
Le premier ministre Dr. Selim Hoss a pour sa part "souhaité que le Liban
reste un exemple prometteur pour les arabes… Il est le laboratoire dans le monde
arabe où se développent les idées, les courants et les projets…" (Conférence à
Amman le 5 mars 2007). 4
L'Onu lui-même aussi avait reconnu cette vocation du Liban comme terre
de dialogue entre les cultures en créant en 1999, dans la ville de Byblos "Le
Centre International des Sciences de l'Homme" (CIHS), une institution créée par
l'Unesco à l'initiative de Maurice Gemayel.
Ce Liban-message est un besoin pour son environnement arabe comme
pays de tolérance et de coexistence des minorités religieuses; le Liban-message est
aussi vital au plan des relations internationales comme modèle de société capable
de stabiliser un environnement multiconfessionnel existant, ou en voie de
formation dans les pays à forte immigration.
Ce statut particulier et consensuel du Liban, toujours solidaire de son
environnement arabe, devrait lui donner la force de développer son message
spécifique et le mettre à l'abri de la déstabilisation régionale. La résolution 1701
du Conseil de Sécurité de l'ONU unanimement approuvée par les libanais, devrait
conforter la stabilité de notre pays. Le statut d'un "Liban, espace international de
dialogue" dont la vocation est la promotion du pluralisme convivial et
d'expérience-type pour le développement du savoir et de la paix confèrera à notre
pays une protection internationale sui generis, issue non pas du rapport de forces
et de l'hégémonie politique, mais bien d'un appui international à la préservation et
au déploiement de son message universel propre.
Ainsi soustrait aux retombées des mutations stratégiques régionales ou
internationales, soustrait à la logique de la terreur et de la dissuasion, le Liban sera
confiant dans son devenir. Et sans crainte aucune, il approfondira avec la Syrie des
rapports politiques, sociaux et économiques fondés sur l’équité, le respect mutuel
de la souveraineté, des intérêts nationaux respectifs et la réciprocité dans les
échanges et la tradition de bon voisinage.
Dans cette perspective, et sous l'égide de l'Onu, toutes les institutions
publiques ou privées, les universités ou les centres de recherche de toutes les
nationalités, confessions, ethnies et cultures intéressées par le dialogue permanent
avec l'autre seraient invitées à installer une représentation chez nous. Toutes les
facilités, les immunités et les avantages leurs seraient alors accordées sur tout le
territoire libanais pour assurer la meilleure interaction entre elles.
Evidemment, les universités libanaises et les institutions nationales
concernées devront s'adapter à cette nouvelle vocation du pays et s'orienter vers
cette pédagogie du dialogue et de la paix. Les structures nationales elles-mêmes
devront aussi évoluer pour assurer aux tenants des diverses communautés et
composantes de la société libanaise quiétude et sécurité, et le droit de s'épanouir
pleinement dans un environnement institutionnel et géographique stable. Nous
assistons au développement dans le monde de forums permanents pour le dialogue
international autour de thèmes économiques, (par exemple le Forum de Davos et
celui d’Amman…), ou de thèmes financiers (par exemple le Forum de Doha…),
ou de thèmes professionnels, ou politiques dans plusieurs autres villes. 5
Y a t il un pays qui ait une plus grande légitimité que le Liban pour
transformer tout son territoire en un tel espace de dialogue sur les valeurs et les
croyances?
Si c’est ainsi que se dégage la Vocation du Liban, quel sera alors le rôle du
citoyen libanais pour la réalisation et la consécration de cette vocation.
II - Le rôle du citoyen
Le rôle du citoyen dans la cité est indissociable de la vocation et de la
raison d'être de son pays. D'ailleurs n'est-ce pas l'Homme qui en définitive façonne
le destin de son pays?
Pour réaliser sa mission, le citoyen libanais devra s'ouvrir sur tous les
courants philosophiques et les idées nouvelles. C'est dans la mesure où notre
culture est libérée de ces contraintes rigides et de la mentalité désuète du passé,
qu'elle peut se réaliser elle-même et nous aider à mieux nous comprendre et
comprendre l'autre. Depuis l'indépendance, et dans un souci de développer des
dénominateurs communs sur les deux plans culturels et politiques, les compromis
nécessaires à la construction de l’intérêt général se sont graduellement glissés vers
le terrain des intérêts privés. Compromis et compromissions se sont ainsi
confondus au détriment de la vocation du Liban tout comme aux dépends de sa
paix civile. L’Etat eut du mal à résister, ses institutions s’ébranlèrent, et les crises
internes devinrent chroniques. L’espace culturel devient donc clos, morcelé, étroit
et antagoniste. Il devient celui de l’exclusion au lieu d’être celui de l’intégration,
de l’aliénation au lieu de l’insertion, de la pensée unique obscurantiste au lieu du
débat contradictoire et éclairé. C’est ainsi que naît donc une spirale infernale qui
commence par la décadence politique qui nourrit la médiocrité culturelle, et que
celle-ci va reproduire à son tour une élite politique chargée d’entretenir la
médiocrité servile.
Cela commence en arabe par l’adage : « Al Nasou ‘ala dini mouloukihim »
et cela finit par : « kama takounou ‘youwalla ‘alyakoum ».
Casser cette situation kafkaïenne impose une réponse adéquate une
réponse à deux niveaux, culturel et individuel.
Culturel d’abord, il devient nécessaire de revoir notre politique éducative,
académique et culturelle pour une meilleure connaissance de nous-mêmes et de
l'autre, et une plus grande ouverture sur cet autre. Le rôle de la société civile
devient à cet égard très important. C’est par l’action collective que la culture
s’édifie, l’identité se façonne, la connaissance se propage, les valeurs se partagent
et l’avenir se construit. La création d’un espace citoyen se fait à l’école, à
l’université, dans les clubs et les associations, dans l’entreprise, dans les
communautés spirituelles, dans les partis politiques, dans les médias et sur les
écrans et les ondes. Sans culture citoyenne, pas de collectivité organisée, pas
d’identité, pas de culture, pas de nation.
Cette prise de conscience collective permettra au citoyen libanais
d’accomplir son rôle dans l'édification des institutions du "Liban espace universel
de dialogue."6
Individuel ensuite, au-delà de ce phénomène culturel, le citoyen libanais
doit aussi s'imposer à lui-même une certaine discipline personnelle de vie.
Le libanais s'est distingué tout aussi bien sur le plan national que sur le
plan international par de grandes réalisations personnelles ou publiques, qu’elles
soient politiques, académiques, économiques ou sociales. Au Liban, des dizaines
de milliers de citoyens se sont sacrifiés pour préserver leur pays et défendre la
cause et les valeurs de la nation. Le dernier en date est mon bien aimé Pierre.
Cet enthousiasme national du libanais qui a préservé le pays durant les
années de grandes épreuves ne s'est pas accompagné d'un réel sens civique
capable d'édifier un Etat et de développer ses institutions. C'est là le véritable
dilemme qui obstrue l'édification de l'Etat et ses institutions capables d'instaurer
une stabilité et une paix intérieure stables et permanentes. Après chaque crise, le
Liban a pu sortir vainqueur de l'épreuve, mais non pas ses institutions, ceci à cause
précisément de l'écart qui existe entre l'enthousiasme national du citoyen et son
sens civique. L'Etat libanais supposé être l'Institution des institutions, est devenu
une institution entre les autres, et pas nécessairement la plus forte.
Finalement, il nous faut tirer les conclusions de toutes les crises qu'a
traversées le pays durant ces dernières décennies et qui ont provoqué de grandes
mutations à tous les niveaux. Le citoyen est de plus en plus en quête de quiétude et
d'un environnement tolérant. L'état actuel de notre système politique très
centralisé et à caractère jacobin doit nécessairement être revu de sorte à permettre
à tous les libanais de participer plus directement à la gestion de la chose publique.
C'est alors que le libanais libéré de tout un ensemble de contraintes politiques,
sociales et même religieuses pourra s'épanouir pleinement, vivre ses croyances en
toute liberté, s'ouvrir sur la culture comme il l'entend et assurer individuellement
ou dans le cadre de ses responsabilités au sein de la cité, les conditions de son bien
être et de son développement à tous les niveaux.
Voilà chers amis ces quelques réflexions autour du thème: "Quel citoyen
pour quel Liban". Evidemment, c'est un sujet très vaste et qui nécessite un plus
large et profond développement. Mais j'ai voulu dans cet exposé avancer quelques
idées qui méritent d'être approfondies et sur lesquelles se pencheront les travaux
de ce colloque. Cette suggestion de déclarer internationalement "Le Liban, espace
universel de dialogue entre les religions, les ethnies, les cultures et les
civilisations" n'est en fait que la consécration de la vocation en laquelle les
libanais ont toujours cru et pratiquer durant de longues années de l'histoire de leur
pays. Les circonstances n'ont pas permis jusqu'alors de consacrer localement et
internationalement cette mission, mais dans l'espoir d'une solution prochaine à la
crise actuelle, même provisoire, et vu les dispositions favorables de la
communauté internationale vis à vis du Liban et à cette approche de son avenir,
nous devons lancer ce défi pour nous-mêmes et pour le monde tout entier.